Pont-Audemer & Fécamp
Ce pays est expert en pluies, du crachin léger à la trombe extrême, il connaît toutes les variantes du mouillé.
Le paysage panneauté est rapiécé de parcelles de feutre gras cousues à des courtils obombrés et à d'immenses et rectilignes clos (comme des boulingrins géants) taillés de frais, impeccables, où des chevaux flânent sous les pommiers. Une telle méticulosité est cocasse. Les haies sont plantées sur des talus et versent des nappes trempées sur une herbe qui exhale un puissant fumet de bovins. J'aime cet effluve d'étable doux et maternel. Les arbres sont des chênes médiévaux , des hêtres pachydermiques, des aulnes timides, des charmes aussi avec leurs muscles d'athlètes tendus par l'effort.
L'homme est ici blond et soucieux. Pas détestable, mais pas aimable non plus. Il a vécu tant d'invasions qu'il se méfie par nature. D'ailleurs il y a partout ici des crucifix, comme si cette terre avait été fraîchement christianisée, ou qu'elle sacrifiait encore à de constants pèlerinages certes catholiques, mais qui, secrètement, ne tournent pas le dos tout à fait aux anciens dieux qui vivent toujours dans les sous-bois, ou sous les écorces. Les dieux normands.
Le Normand répond aux questions brièvement. Le luxe n'est pas son affaire. Son habitat lui ressemble, soit il ressemble à des maisons de poupée qu'on oubliera un jour dans un grenier quand l'âge aura passé de jouer, soit il est fait d'austères briques. On dirait alors une fabrique chaînée de gros boulons rouillés. Peut-on vivre heureux là-dedans ?
Au bord de la mer le gros silex vient remplacer un peu la brique. Mais l'effet de froideur est pire. Ce caillou vitrifié et dur semble prêt à mordre ou entailler l'étranger. Les murs ont été ici inventés avant les pyramides.
Il y a de l'industrieux ici. Du laborieux. Sans doute de l'avare aussi. La rapinerie des gras! Il faut voir les pommes minuscules qui ont été ici patiemment choyées. Elles vont par escouades : la Fréquin Rouge, la Locard Vert, la Damelot, la Kermerien, la Bourdas, la Doux Moen, la Tête de Brebis, la Peau de Vache,la
Sang de Bœuf, etc. Partout ailleurs ces fruits sans « qualité commerciale » auraient été passés au laminoir de la normalisation. Pas ici ! Et c'est ce qui rend ce pays touchant. Ces petites pommes font du cidre de haute lignée sous l'étiquette d'Eric Bordelet par exemple. Ou bien alors un de ces calvas voyageurs qui hésitent entre pérégrinations et périples. Car ici on hésite entre terres ou des mers.
Ce pays est celui de la pluie. Une visière avance au-dessus des portes d'entrée, car le temps de chercher ses clefs on serait trempé. Ce pays est celui de la pluie. Des façades entières sont couvertes d'ardoises comme des toitures ! Ce pays est celui de la pluie. On est surpris par le nombre de voitures d'artisans que l'on voit passer avec ces mots : « REPARATION – ETANCHEITE » !
Au Muma (musée André Malraux) du Havre, une machine vous propose d'emballer votre parapluie !
C'est ici que sont exposées les peintures de Nicolas de Staël, celui qui a traqué le « bleu cassé » ( la lumière du sud ainsi que l'appelait René Char ») , mais aussi le bleu raccommodé ( la lumière d'ici). Nicolas de Staël s'est suicidé, lui qui peignait des bateaux énormes et vains, ceux qui vont se perdre sur leur cap. Ceux qui voyagent loin et échouent dans une casse à rouille. Qui fument et puent, et embaument le calfat, la peinture grasse. Il faut aimer les bateaux pour les peindre ainsi, il faut plus encore que les aimer : il faut les comprendre intimement.